Le vertige du contenu

Quelques temps après avoir commencé à travailler en bibliothèque, il y a de cela 15 ans, déjà (punaise), une idée, d’abord furtive, puis de plus en plus tenace, est venue se loger dans ma tête. Je me retrouvais face à ces milliers de bouquins, et je me disais que je n’aurais jamais de toute une vie pour tous les lire. Constat stupide, peut-être, surtout dans une bibliothèque modeste, mais qui n’en était pas moins vertigineux. La création humaine, et pas que littéraire, est ancienne, pléthorique et continue de s’agrandir de jour en jour. On ne pourra pas tout lire, on ne pourra pas tout voir, on ne pourra pas tout écouter : on mourra avant.

Déjà, à l’époque, je faisais ce constat. Des années plus tard, trois choses ont évolué : mon métier, les médias et mon expérience. Le constat est le même, ce vertige est encore plus élevé, mais j’ai des pistes de réflexions. Tu m’entends Josiane ?

DES PISTES.

L’Infini de l’Internet

Entre 2009 et 2024, on en a eu des évolutions, hein mon petit ? Je vais prêcher pour ma paroisse, mais, parlons musique : les plateformes de streaming ont explosé ! On est sous un flot ininterrompu de contenu de musiques, que ce soit sous Deezer, Spotify ou même Youtube. Pour les film, c’est pareil hein, je vais pas te citer toutes les plateformes de diffusion, tu les connais bébé !

 

Bernard, cherchant une série « feelgood » pour passer une soirée feutrée avec Liliane

Du coup, à ce vertige que je ressentais, face à un contenu physique, lorsque je me retrouvais face à tous ces livres dont je ne lirai jamais le quart, s’ajoute désormais un vertige dématérialisé, encore plus terrifiant, car au delà de notre imagination ! Autant je pouvais concevoir la taille des étagères de ma petite bibliothèque de ville, autant je ne peux même pas imaginer l’infini de création musicale disponible sur les plateformes de streaming. Des petits artistes aux grandes stars, des morceaux les plus vieux aux dernières créations, tout est là. Tout est dispo, à portée de main. On a jamais écouté autant de musique, regardé autant de film. Mais, tu le sais bien, la qualité face à la quantité… A-t-on la même approche de la musique qu’avant ? Avons-nous le même plaisir qu’il y a quelques décennies à écouter l’album d’un groupe, en regardant sa pochette, en prenant le temps de se poser pour le savourer ?

Qui ne s’est jamais retrouvé noyé en ne sachant pas quoi écouter sur Spotify, et a lancé, nonchalamment, une playlist « ambiance soirée d’hiver » ou a perdu sa soirée à chercher un film sur Netflix, sans finalement regarder quoique ce soit ?

Avoue, hein ? Et bien, j’ai peut-être trouvé un ersatz de solution…

Le sens du métier

Je suis passé de bibliothécaire à discothécaire, en laissant peu à peu les revues et les livres pour m’orienter vers du multimédia et, surtout, de la musique. Et en l’espace de quelques années, les médiathèques qui proposaient des DVD et des CD ont également subi cette profonde mutation. Comment justifier un budget d’acquisition de CD alors qu’ils ne sont presque plus empruntés ? Comment intéresser les usagers à emprunter une musique qu’ils peuvent trouver sur internet en deux clics ?

C’est là que les deux problématiques se télescopent et se résolvent. Trop de contenu en ligne VS obsolescence d’un fonds CD. Et si la solution était devant nos yeux ? Et si, finalement, le médiathécaire avait un rôle à jouer dans cette histoire ?

 

Jean-Eude, du pôle littérature érotique, conseillant Madame T., dans ses lectures « romances »

Plusieurs fois, je me suis retrouvé devant des usagers perdus. Que ce soit en quête de film ou de musique. « Je recherche un film comme-ci, je voudrais une musique comme-ça« . Alors certes, l’algorithme de Youtube ou de Spotify peut lui suggérer des choses plus ou moins pertinentes, mais il n’est, selon moi, pas encore au niveau de la compétence d’un être humain.

Si tu as aimé ce groupe, peut-être que tu seras heureux d’apprendre qu’il est inspiré d’un autre groupe, moins connu, et que je vais te faire découvrir de ce pas. Ou encore, tu seras en joie d’apprendre qu’il est issu d’un courant musical apparu durant ces années là, lui-même issu d’un autre courant, plus ancien. Etc, etc…

Évolution

Alors, on s’adapte. Dans ma médiathèque, nous avons réduit drastiquement notre fonds CD, mais nous ne l’avons pas supprimé pour autant. Tout d’abord, parce que des usagers continuaient d’y aller régulièrement. Ensuite, parce que lorsque nous mettons en avant certains albums, ils sont tout de suite empruntés. Des coups de cœur, des recommandations, des sélections thématiques, ou liées à l’actualité vont tout de suite parler aux mélomanes qui ont, et je le dis par expérience, plus confiance en nos suggestions et nos conseils, qu’en ce que vont proposer les plateformes de streaming, moins personnalisées.

 

Outil de haute technologie pour lecture de musique portative. Prière de ne pas bouger pendant que vous marcher, pour une meilleure expérience.

Et ouais ma ptite Dame, on va faire du conseil personnalisé aussi, on va aiguiller les gens, les renseigner. D’un point de vue technique, il y a aussi un secteur assez malmené dans le monde du streaming : c’est la musique classique. Rechercher la version de tel orchestre, interprété par tel chef, sur le mouvement de telle symphonie est parfois très complexe sur Internet. Rien de mieux que d’avoir un CD sous la main pour avoir ce que l’on recherche exactement. (On sait  quel point l’interprétation est importante et peut tout changer, en musique classique)

Là où je travaille, avec l’espace gagné en nous séparant de nombreux CD, nous avons fait évolué notre coin musique. Plus dynamique et plus participatif également : piano numérique, jukebox, télévision qui diffuse des concerts, des clips et autres coups de cœur : la musique est aussi un partage. Diffuser une musique dans un espace, c’est permettre de surprendre des gens, de les faire interagir, partager des expériences. True fact : une fois, sur notre piano, un jeune, capuche sur la tête, a commencé à jouer quelques morceaux, avec aisance. Des musiques de films, quelques passages de samples de rap, un peu de classique, etc. Une dame d’une quarantaine d’année commence à discuter joyeusement avec lui : interaction sociale sous mes yeux, entre le gamin issue visiblement de la cité du coin avec une personne apparemment d’un milieu plus aisé. C’est peut-être ça aussi, ce que le streaming ne permet pas : l’échange direct autour de la musique.

Jean-Abdel faisant découvrir Still D.R.E à Madame DeMichu « Oh, c’est tellement beau »

Enfin, big up au grand retour du vinyle, qui va à l’exact opposé de l’écoute de la musique en streaming. Quand on écoute un vinyle, on prend le temps, on l’ouvre, on regarde le visuel et l’objet en lui-même. On ne s’éloigne pas longtemps du disque, car il faut le retourner. On s’assoit, on l’écoute, on se pose. Prendre le temps… c’est peut-être aussi quelque chose qui va à l’encontre de notre société qui nous fait courir un peu plus tous les jours.

Vertige toujours ?

Alors, petit lecteur aux yeux d’amande, je ne t’ai peut-être pas soigné de ce vertige titanesque qui nous accable tous les deux… Je n’ai peut-être d’ailleurs pas soigné le mien. Mais j’ai trouvé un sens à ma quête. Non, je ne lirai pas tous les livres du monde. Je ne verrai pas tous les films, n’écouterai pas tous les albums. Par contre, je rencontrerai des gens qui en parlent, je lirai des bouquins qui parlent d’autres bouquins, des musiques qui, par leur essence et leur naissance, parlent de celles qui les ont engendré. Je me ferai une idée, peut-être fausse, peut-être incomplète, d’une sorte de melting-pot d’arts qui se mélangent et s’entremêlent, avec parfois une voix au milieu qui s’élève pour sortir, au milieu de ce bouillon culturel, une pépite qui me conviendra. Je n’aurai peut-être pas trouvé un sens général à tout ça, mais j’aurai emprunté une voie, à la fois solitaire, mais parfois plurielle.

Un vertige assumé, un peu guidé et il faut l’avouer, tellement grisant.

Exemple de pépite grisante et méconnue que ton médiathécaire pourra te faire découvrir

 

 


1 comment

  1. San février 20, 2024 11:27  

    Très sympa cette article. Eh oui ! Un jour nos cher support physique finirons probablement par disparaître, mais pas dans l’immédiat au vu du nombre d’aficionados. Même si ça fait un moment que je suis passé au tout numérique j’avoue que l’idée d’un monde sans support physique pour les œuvres d’art me chagrine.

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