[Book’o’Pif] La peau de mon enfance / Rouge le Vin Rouge mon Coeur

Rouge le Vin

Un petit article sur un livre, cela faisait longtemps non ? Et comme vous êtes mignons, je vous propose non pas UN bouquin, mais DEUX ! Je vous rappelle le principe de la rubrique « Book’o’pif » : étant bibliothécaire, il m’arrive parfois d’être attiré sexuellement par la couverture d’un livre, ou bien parfois d’en prendre un au hasard et pouf, je donne ensuite mon avis sur CaliKen.fr. Je le lis. Parfois j’adore, parfois non. Laissez-moi vous présenter les deux œuvres d’aujourd’hui…

Un poète : Baptiste-Marrey

Mon métier m’offre la chance de rencontrer des écrivains, des poètes et d’autres artistes avec lesquels j’ai l’occasion de discuter. Si j’ai tout de suite apprécié Baptiste-Marrey, c’est que ce monsieur a un côté « grand-père gentil et un peu ronchon » qui m’a rappelé les deux papys que je n’ai plus l’occasion de voir désormais. Qui plus est, notre écrivain a vécu dans le même quartier que moi, le douzième arrondissement de Paris, entre Bercy et Gare de Lyon, mais à des décennies d’intervalles, bien sûr. Après avoir discuté avec lui, j’ai donc décidé de me mettre à la lecture de deux de ses œuvres qui traitent justement de ce quartier que je connais bien : La Peau de mon Enfance et Rouge le Vin Rouge mon Coeur.

Rouge le Vin 4ème de couverture

Poésie en prose ?

Je ne suis pas très calé en poésie, mais en ce qui concerne Rouge le Vin Rouge Mon Coeur, il s’agit véritablement d’un recueil de poèmes (en prose). Étant plutôt frileux en ce qui concerne la poésie contemporaine, j’ai été agréablement surpris par le style, clair, compréhensible, et beau par sa simplicité. Il est donc ici question du quartier de Bercy, de son passé, de ses entrepôts de vin et d’une histoire que je n’ai personnellement pas connue, mais que Baptiste-Marrey, lui, a vécu. C’est là d’ailleurs tout le sel de ce recueil, de même que La Peau de mon Enfance, ouvrage plus autobiographique encore, et moins poétique : vivre les souvenirs de quelqu’un par procuration, s’en faire une idée en calquant ce vécu sur le sien, même si c’est avec plus de cinquante ans d’écarts. Outre le talent d’écriture du poète, j’ai ressenti quelque chose d’assez indéfinissable, qui correspond peut-être à mon propre vécu… Cette puissante empathie qui fait que l’on ressent ce que l’autre a ressenti, que les souvenirs se mêlent, se mélangent, et prennent une nouvelle saveur, plus puissante. Regard acerbe sur ce qu’est devenu Bercy, nouveau quartier clinquant, sans vie et bobo… tandis que moi je l’adore et veux y vivre. Un quartier que j’ai vu naître au début des années 90, que j’ai vu grandir et que j’aime. Étrangement, le regard de Baptiste-Marrey sur la disparition de son vieux Bercy m’a paru encore plus percutant alors, comme si je le comprenais tout en défendant ce nouveau Bercy.

Ce vieux Bercy, un peu sale, un peu campagne, que regrette notre poète.

Alors CaliKen, tu nous les conseilles ces bouquins ou bien ?

Alors oui, si vous avez vécu dans le douzième arrondissement, si pour vous, les Quinze-Vingt, la Bastille ou Bercy sont des mots qui résonnent dans votre coeur, les deux livres dont je vous parle vont forcément faire mouche. Au delà de ça, la critique de l’évolution de la société, parfois un peu trop ironique et cynique (d’ailleurs le seul élément à m’avoir dérangé pendant ma lecture, à savoir le côté un peu ronchon de Baptiste-Marrey) pourront plaire et offre un regard très sévère sur la gestion de Paris et sa transformation en ville inaccessible et réservée aux plus fortunés. Témoignage d’une époque dont mes grands-mères me parleraient volontiers, ces deux œuvres ont en elles également un côté sociologique indéniable. Je terminerai d’ailleurs par un poème qui m’a marqué et ému. Alphonsine. Beau et triste à la fois. Lorsque une anonyme devient poème et réapparait aux yeux de tous, sans le savoir, témoin d’une vie, témoin de vies, témoin d’une époque.

Alphonsine

1.

Elle était grande étroite et maigre,

elle s’appelait Alphonsine, venait de la Creuse,

avait été placée dès l’âge de douze ans,

jusqu’à son heure derniere

femme de ménage

dans deux familles distantes de deux rues

dont les enfants qu’elle n’appelait pas

autrement que Monsieur Baptiste

(et plus tard sa femme, Madame Baptiste)

devinrent peu à peu à sa manière

raide et distante ses propres enfants.

Jamais ne prit le métro. Jamans ne s’aventure

jusqu’à la rive gauche. Resta à arpenter

son quartier entre Aligre et Bercy

à pas vifs, talons plats, sac serré sous le bras,

vêtue d’une robe droite aux fleurettes bleuâtres

chapeau plat de paille noire fixé

par une longue épingle en son chignon

de cheveux gris, tête d’oiseau sur un cou haut

et sec – qui peut imaginer Alphonsine

cheveux dénoués au plaisir abandonnée ?

Vie apparemment sans cœur ni sexe;

en sa soupente l’été à suffoquer,

sans amie, sans autre occupation

que traquer la poussière, et servir,

passer les gigots les déjeuners dominicaux,

les joues rougies par le four, tablier blanc

sur l’immuable robe à fleurs grises.

Ni café, ni cinéma, pas d’autre petit verre

que le champagne que je lui portais

dans sa cuisine au dessert le Nouvel An,

retirait alors sa mains de la bassine,

Alphonsine aux mains humides

pour remercier l’enfant impatient.

2.

Elle mourut seule dans la chambre lourée

au huitième rue Abel, face à la gare

où jamais je ne suis monté la voir.

Qui l’a veillée, qui a su sa mort ?

Les jeunes messieurs étaient déjà dispersés,

ses employeurs, reclus dans leur vieillesse.

Ultime survivante d’un monde disparu,

seule face à la mort comme face à la vie.